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L’entreprenariat peut-il réussir dans un pays touché par la guerre?

09 Dec 2018
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Nous rencontrons Rania Kinge dans sa boutique de bijoux et d'accessoires « I love Syria » au cœur de Genève. Dans ce décor haut en couleur, à l'image de sa créatrice, nous évoquons le parcours engagé de l'énergique entrepreneure suisso-syrienne.

 

S.A.E. : Comment êtes-vous devenue entrepreneure ?

R.K. : J'ai quitté ma Syrie natale à l'âge de 6 mois. Suivant mon père diplomate, j'ai vécu en Suisse, à New York, à Paris, où j'ai fait mes classes dans des établissements internationaux. Après des études en gestion d'entreprise, j'ai débuté ma carrière au sein d’une compagnie spécialisée dans les systèmes de gestion à Genève. Lors d’un séjour à New York, je suis un jour tombée en admiration devant des perles Swarovski exposées dans un magasin. Fascinée, j'en ai acheté un grand nombre. Et c'est ainsi que j'ai commencé à créer mes propres bijoux et ouvert ma boutique à Genève.

Ensuite, j'ai cherché à augmenter ma production. C’est alors que mon père m'a dit : "Donne une chance à la Syrie. Damas et Alep comptent de très bons artisans". Il avait raison. Dès 2001, j'ai commencé à collaborer avec ces artisans en exportant leurs produits, comme des foulards en soie d'Alep. Puis j'ai ouvert mon propre atelier à Damas, et engagé 12 employés. Mes créations se vendaient à l'étranger, dans de grands magasins chics comme Harvey Nichols ou des boutiques de luxe, notamment à Genève. Je touchais un marché de niche très spécialisé. Malheureusement, les différences de culture, de valeurs, de déontologie entrepreneuriale ont fini par affecter la production et les relations commerciales et j'ai décidé de fermer la boutique.

C'est la guerre qui m'a fait reprendre une activité d'entrepreneure en Syrie et lancer la marque « I Love Syria » en 2012, dans le but de venir en aide à ceux qui avaient tout perdu. Nos créations sont entièrement réalisées par des femmes déplacées par la guerre. Huit au départ, elles sont aujourd'hui 100, réparties dans plusieurs villes au travers du pays. Nos produits sont vendus en ligne sur le marché international. Nous sommes la première entreprise sociale en Syrie. Elle est aussi totalement indépendante, ce qui est inédit dans ce pays.

 

S.A.E. : Vous vous définissez comme une entreprise sociale. Quel est votre modèle d'affaire ?

K.R. : Le modèle d'affaire de l'entreprise sociale se répand petit à petit en France, en Belgique, en Suisse et aux Etats-Unis, mais il n'existe pas dans le droit syrien. Mon entreprise est donc enregistrée comme une compagnie à responsabilité limitée en Syrie, tandis qu’en Suisse elle est une organisation non gouvernementale recourant au commerce pour s'autofinancer.

La plupart des femmes avec qui je travaille n'ont aucun savoir-faire préalable, voire aucune éducation. Nous leur offrons une formation de trois mois, puis une rémunération à la pièce, en fonction de la production mensuelle individuelle qui détermine le prix de vente. Par exemple, pour 4 à 5 sacs à main fabriqués en un mois, elles reçoivent 200 à 250 $, soit 4 fois plus que le salaire moyen actuel en Syrie. Pour la vente, comme toute transaction commerciale est actuellement impossible en Syrie, nos produits sont écoulés sur le marché international, grâce au e-commerce. Notre objectif est de pouvoir nous financer complètement par les ventes. Mais nous ne sommes pas à l'équilibre pour l'instant.

 

S.A.E. : Comment vous est venue l'idée de la marque « I love Syria », et pourquoi des accessoires de mode ?

K.R. : Vu les circonstances dans lesquelles je voulais opérer, la production devait pouvoir se passer d'électricité. Les techniques de fabrication devaient aussi être suffisamment simples pour pouvoir être enseignées en quelques jours. J'ai alors pensé à des bracelets tressés et décorés de perles et inspirée par le souvenir des échoppes touristiques de Broadway bardés de produits I love NY, j'ai imaginé la ligne I Love SY. La marque utiliserait le drapeau national syrien comme logo, symbole de l'unité de la Syrie d'avant la guerre.

J'ai présenté mon idée à des femmes dans un camp de personnes déplacées en leur proposant de tenter, avec ce projet, de gagner assez d'argent pour quitter le camp, louer un appartement, remettre leurs enfants à l'école et reprendre le cours de leur vie. Plusieurs d’entre elles ont décidé de me suivre. Craignant d'être entraînée dans des problèmes de corruption j'ai décliné la proposition de partager les locaux des organisations gérant les camps. Alors j'ai transformé mon appartement de Damas en atelier de production.

Huit femmes ont commencé à venir y travailler, malgré les difficultés pour traverser les nombreux postes de contrôles. C'était également difficile pour moi car je devais interagir avec des personnes extrêmement endoctrinées. Mais nous avons persévéré. Nous avons ensuite loué un petit atelier au milieu du souk, où nous étions les seules femmes, puis un bureau, puis un plus grand atelier. Nous l’avons même équipé de toilettes - une grande nouveauté ! - et en sommes très fières.

 

S.A.E. : Quelle a été votre stratégie pour pénétrer le marché international ?

K.R. : En 2016, j'ai failli abandonner. Avec les bombardements quotidiens, le manque d'eau, d'électricité, la production souffrait. Et comme personne n'achetait nos produits et que l'entreprise ne dégageait aucun bénéfice, je devais continuellement y injecter des fonds. C'est alors que j'ai découvert sur internet l'initiative Ethical fashion du Centre du commerce international (International Trade Centre - ITC) de Genève. Elle cherche à connecter les artisans marginalisés dans les pays en développement avec des maisons de mode internationales. En février 2016, nous exposions pour la première fois nos créations à Genève. Dans la foulée, nous avons créé l'association Made by Women avec des anciens du Collègue du Léman et l'aide du gouvernement genevois. Puis nous avons engagé un partenariat avec le ITC, financé par le gouvernement japonais, pour accéder aux outils informatiques du e-commerce.

Dès lors, nous avons pu exporter nos produits de Syrie. Et les événements se sont succédés : exposition-ventes à Genève, au Palais des Nations, au Centre de commerce international, à l'occasion de l'eComCaravan, de la semaine pour la Paix, du Marché de Noël. Comme nos ventes s'amélioraient, nous avons pu diversifier notre production, complexifier les modèles. Nous avons aussi pu commencer à soutenir d'autres artisans de toute la Syrie, de Homs, Lattaquié, Damas, Alep en exportant leurs produits. Lors de notre dernière exposition, nous avons expédié 5 tonnes de produits à Genève !

Aujourd’hui, nous sommes présents sur tous les réseaux sociaux importants sur lesquels nous postons des photos de qualité de nos produits. De nombreuses personnes nous suivent et nous contactent pour exposer nos produits ou pour des achats en gros, de partout dans le monde. Nous avons établi tout un réseau de femmes qui partagent la même vision d'une mode éthique, des femmes voulant aider d'autres femmes vivant dans une zone de guerre ou dans la pauvreté. Nous exportons nos produits vers l'Australie, la Nouvelle-Zélande, l'Allemagne, les Etats-Unis, l'Espagne, la Suisse, l'Algérie, la Jordanie. Au Japon, nous collaborons avec Shibuya 109, le temple de la mode à Tokyo. Une délégation du Ministère des affaires étrangères japonais nous y a même rendu visite et nous a félicité !

 

S.A.E. : Le succès entrepreneurial est-il possible en travaillant dans un pays frappé par la guerre ?

K.R. : Le plus difficile, c'est de gérer la dimension logistique. Bien que les sanctions internationales ne soient pas sensées s'appliquer aux organisations non gouvernementales et aux activités de subsistance, cela nous freine. Quand nous sommes bloqués, nous montrons à nos interlocuteurs un avis de droit réalisé pour nous par l'université Georgetown Law. Par l'intermédiaire de Made by Women, nous commandons toutes nos fournitures depuis la Suisse. Quant à nos produits, ils transitent par Beyrouth puis sont stockés en Suisse d'où ils sont expédiés aux clients. Pour les ventes en ligne, nous avons signé un contrat avec le service logistique YellowCube de la Poste suisse. Nos articles sont numérisés et entreposés dans un centre d'exécution de commandes informatisé et automatisé, lié à mon site de vente en ligne www.raniakinge.com. Nous sommes la seule entreprise de Syrie et probablement de tout le Moyen-Orient à utiliser cette technologie !

 

S.A.E. : Quels conseils donneriez-vous à une personne voulant se lancer sur vos traces ?

R.K. : Il faut vraiment le vouloir pour se lancer ! Dans une situation comme en Syrie, il faut tout d'abord faire face au stress de la guerre, aux bombes qui tombent. Mais ces risques, vous les partagez avec tous les autres et vous n'êtes pas seul. Par contre, face à tout ce vous estimez qui devrait être fait et que vous êtes seul à tenter, le sentiment d'isolement est très lourd.

Dans la mentalité d'un entrepreneur, tout est possible. En Suisse, même en tant que femme, si vous avez une idée et qu'elle répond à un besoin, vous trouverez du soutien. Au Moyen-Orient par contre, les personnes avec des idées ne sont pas valorisées. Alors il faut faire preuve de beaucoup de persévérance, frapper aux portes encore et encore. Elles finiront par s'ouvrir. La volonté de bien faire et l'intelligence du cœur sont importantes aussi, notamment pour résister à la corruption. Avec une entreprise sociale, si vous cédez à la corruption, vous corrompez toute votre mission, et dans ce cas elle n'en vaut plus la peine. Il faut accepter d'avancer à petits pas et marcher droit. Et toujours se reposer sur ses amis !

 

S.A.E. : Quel futur imaginez-vous pour votre entreprise ?

R.K. : Mon premier objectif était que l'entreprise fasse vivre un maximum de femmes. Maintenant, il s'agit de viabiliser l'entreprise en générant suffisamment de profits pour couvrir les charges et atteindre le seuil de rentabilité. Actuellement dans notre sixième année, nous y sommes presque. A l’avenir, j’aimerais reproduire mon modèle dans d'autres pays comme l'Irak, la Palestine, la Jordanie, le Liban ou la Turquie, d'où de nombreuses femmes nous contactent dans ce sens.

J’estime qu’offrir des moyens de subsistance aux gens est le meilleur moyen de combattre le terrorisme. Il faut créer plus d'entreprises sociales et redonner le pouvoir aux gens de subvenir eux-mêmes à leurs besoins, dans leur propre pays, leur propre culture.

Telle est mon ambition pour le futur.

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Last modified on Sunday, 09 December 2018 23:19
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